Une vie, sur le point de bascule

Suite à un appel à contributions de PD La Revue, mon ami Jérôme Pirot à réuni un bout de son parcours face au VIH, qui, alors dans les années 80 et 90, tenait du miracle. Sa vie donc, « sur le point de bascule ».

Je n’étais qu’un adolescent, heureux de vivre au lycée et sur les courts de tennis. J’ai passé mon bac en 1982. C’est très loin mais je garde un goût sucré de ces belles années. En première, dans un lycée de Tours, j’ai pris conscience que mon orientation sexuelle serait différente de celles de mes amis, ceux du lycée ou du tennis. C’était un secret. J’en avais honte. Je n’ai pas voulu être attiré sexuellement par un joli garçon plutôt qu’une belle fille.

J’ai l’intime conviction que cette orientation est prédéterminée et peut être même génétique. Elle apparaît avec brutalité et violence. Les adolescents voient leur taux d’hormones mâles ou femelles exploser en pleine gueule. Le corps change et les garçons ne pensent qu’aux filles et vice versa. Je ne crois pas en la troisième voie, celle de la bisexualité. La majorité de la population est hétérosexuelle et la minorité homosexuelle. Je l’ai compris en classe de première en cours de géographie. J’étais assis derrière un très beau garçon. Je me désintéressais du cours et mes yeux étaient totalement fixés vers sa nuque, elle était parfaite.De la première à la terminale, je n’ai jamais osé parler avec lui.

Ce qui est tragique, je fus contaminé à 18 ans lors de mon premier rapport sexuel, sans pénétration.

A cette époque, je n’avais jamais eu de rapport sexuel ou de vie amoureuse. J’achetais secrètement toutes les semaines le magazine Gai Pied, cela dans un kiosque près de la gare de Tours. Je le lisais puis le jetais à côté de celle-ci. Il y avait des publicités pour un sauna de Paris qui montraient de beaux garçons. A la fin de ma Terminale, j’ai décidé d’aller voir le film Querelle de Fassbinder avec Brad Davis. Il était tellement beau. Je suis entré dans la salle, le film avait commencé et j’en suis sorti avant la fin. J’avais peur d’être démasqué, mon père était connu, il était prof en économie et dirigeait sa propre maison d’édition.

J’étais en prépa, je suis monté à Paris dans un vieil express. Je suis allé au King Sauna. Après 5 mn, un garçon m’a pris la main et m’a discrètement fait une fellation. La muqueuse pénienne n’avait aucune immunité, qu’elle soit humorale ou cellulaire. Il m’a contaminé. J’ai eu une primo infection quelques semaines après, je crois. Deux semaines après, j’ai contracté une étrange grippe intestinale. L’adénopathie était un marqueur de l’infection VIH. L’adolescent jovial et plein d’énergie s’était assombri. Je lisais le courant philosophique des nihilistes allemands, j’ai arrêté la Prépa et j’ai continué à jouer au tennis durant l’année scolaire. Chaque année, je pensais mourir, je faisais les choses à toute vitesse. 

Je me suis inscrit en médecine à la faculté de Tours. Il y avait un numerus clausus assez fermé, même très fermé, et compliqué. Nous étions 800 inscrits pour une centaine de places. Malgré tout, la première année de médecine était plus facile que la math sup bio. Je partais souvent à Paris. Un samedi soir, dans une boite de nuit gay BCBG, le Broad, j’ai rencontré par hasard Jean Philippe RDS. Il était aussi inscrit en PCEM1 du CHU de Tours. Nous sommes devenus de très bons amis. Souvent, pour se couper des planches d’anatomie, nous allions passer les w.e dans les boîtes gay de la capitale, comme le Broad Side, qui était le before du Broad, le Haute Tension de David Girard et le BH. Nous mangions entre deux établissements au “ Pied de Cochon “. Tout ce petit circuit était situé à proximité des Halles. Nous avions convenu de faire la fête tous les deux, de ne pas chasser des garçons. Nous retournions à Tours les dimanches en fin de soirée après avoir passé quelques heures au Gay Tea Dance du Palace. Des beaux gosses dansaient torse nu. Ils paraissaient être en transe. Nous étions deux Tourangeaux, qui ne savaient rien des drogues récréatives. Nous étions comme des frères. Après les partiels de juin, j’ai été classé autour de la cinquantième place et Jean Philippe avait fini 3ème, je crois . Il était brillant. Il avait eu le Bac C, comme moi, mais avec une mention bien et moi assez bien. Il avait suivi ses années de lycée à St Grégoire, un lycée catholique d’excellence. Durant sa troisième année de médecine, il s’est suicidé à 22 ans avec une arme à feu de son père à cause d’un salopard, dont il était éperdument amoureux. Cela m’a dévasté. J’ai retrouvé ce mec dans un bar de la place Plumereau et je lui ai cassé la gueule. Cela ne m’a pas soulagé. J’ai ressenti son acte le samedi soir pendant un concert d’Erasure. Le lendemain, j’ai reçu un appel téléphonique d’Hélène G qui confirmait la mort de Jean Philippe. J’ai pleuré pendant les 2h de train entre la gare d’Austerlitz et St Pierre des Corps. J’étais alors en 3e année à la faculté de Garancière (UFR d’Odontologie de Paris Cité aujourd’hui).

Il n’y avait pas de faculté dentaire à Tours. Il y avait environ vingt places réparties entre Nantes, Paris, Reims et Marseille et 80 places pour la deuxième année de médecine. Le choix s’effectuait dans un amphithéâtre. Cela ressemblait beaucoup aux drafts américains des ligues majeures des sports professionnels. Un orateur faisait défiler le classement final de la première à la 120e place. Au moment où cette personne cite mon nom, j’ai choisi Nantes. Durant cet été, je suis parti sur l’île de Ré avec une jolie fille, en auto-stop. De retour chez mon père, je n’allais plus à Nantes, mais à Paris. Mon père avait reçu un appel du doyen de la faculté de Tours me proposant une place à Paris. Il m’avait trahi une fois de plus.

J’ai fait mes études à Garancière, à côté de la place St Sulpice. J’ai eu beaucoup de mal à m’acclimater à la vie dans la capitale. Durant la deuxième année de fac, je rentrais tous les week-ends à Tours. Le vendredi soir, j’avais un TP de 20h à 23h et je mettais mon sac dans mon casier. Après celui-ci, je prenais le dernier train pour Irun, celui des bidasses, de 23h57 en gare d’Austerlitz. Mon père faisait l’effort de venir me chercher à 2h du matin.

A partir de la 3e année de faculté, je restais généralement le WE à Paris. Je commençais à sortir dans le monde gay et j’aimais danser. J’allais au Haute Tension, au Broad, au BH, au Gay Tea Dance où j’ai rencontré Christian, Jean-Philippe et d’autres, quelques amants, dont le sublime petit Philippe. Le VIH était toujours dans ma tête et je ne savais pas quand j’allais mourir.

A Garancière, à partir de la 4e année, on travaille sur l’humain. Ce n’est pas quelque chose de facile. Ma situation était schizophrénique. D’un côté, j’étais estimé en tant que soignant, et de l’autre côté, j’étais considéré comme un pestiféré dans les hôpitaux, en infectiologie.

Tout ça fut extrêmement rude. J’ai soutenu ma thèse face à un amphithéâtre vide (d’ordinaire les candidats invitent du monde), sans aucun invité en février 1992. Ce n’est pas commun. Même mon père n’a pas assisté à ma soutenance et m’attendait dans un café à Mabillon. Cela fut aussi l’année de ma pneumocystose. J’étais traité par l’AZT, traitement qui m’a anémié deux fois, également par d’autres antiviraux non nucléoniques (AZT, DDI, DDC, 3TC, Zerit, etc.). Ces molécules étaient iatrogènes, elles n’ont guéri personne. Elles sont à l’origine, à distance, de l’apparition des lipodystrophies et des amyotrophies. Pour moi, tout est arrivé sept ans après l’arrêt de ces médicaments. Le Zerit fut particulièrement incriminé. La disparition des boules de Bichat était pathognomonique du Sida.

Le professeur C., chef de service d’infectiologie à Tours, a refusé de me faire un courrier mentionnant ma sérologie au VIH et l’état de dégradation de mon immunité. J’ai dû faire mes classes (militaires) à Libourne avec tous les autres garçons des professions médicales. J’ai essayé de tenir, mais mon état se dégradait. Je suis alors allé à l’infirmerie de la caserne. J’ai alors été placé pendant deux mois à l’hôpital militaire Robert Picqué de Bordeaux. Je ne savais pas quand j’allais pouvoir partir. La lettre du professeur C a mis une éternité à arriver. Ma libération coïncidait avec le festival lyrique de Bordeaux. L’orchestre d’Aquitaine était alors dirigé par Alain Lombard, j’ai connu un moment de grâce, à l’auditorium, et j’ai pu assister à la 8e symphonie de Beethoven, un de mes compositeurs préférés.

En 1992, malgré les symptômes oropharyngés et la pneumocystose, j’ai commencé une collaboration avec le docteur L dans le centre d’Orléans. Orléans était équidistant de Paris et de Tours. Entre 1992 et 1994, ma santé était plutôt bonne. En 1994, j’étais anémié et la cryptosporidiose faisait son apparition et commençait à me détruire. Il neigeait sur Orléans et j’étais à bout de force. Je suis retourné avec ma petite Micra rouge chez mon père. Il ne savait pas que j’étais gay. Je lui ai dit que j’étais pédé et que j’allais mourir du Sida. Je lui ai demandé de m’accepter dans sa maison. Une longue discussion avec sa (trop) jeune femme a conclu à mon acceptation. Mon père m’a beaucoup aidé. À un moment, il a fallu m’hospitaliser sous cloche.

La cryptosporidiose était dévastatrice, je fus donc hospitalisé à Tours. Les médecins ont arrêté toute thérapie anti VIH. J’étais transfusé, je recevais des plasmaphérèses. La cryptosporidiose est une maladie provoquée par la flore commensale. Cela montre à quel point mon immunité était très faible. Mon nadir d’immunité cellulaire montrait quatre T4 et dix T8. J’ai dû tenir jusqu’à l’arrivée des antiprotéases. Le CHU de Tours fut le dernier CHU de France à délivrer les trithérapies à base d’anti protéase de première génération. Cela fut possible grâce à Act Up Paris, qui manifesta sur place. Le docteur B, maintenant professeur du service d’infectiologie à Tours, alors que tout le monde connaissait le bonheur d’être traité par l’Indinavir, fit une entrée dans ma chambre d’isolement et me déclara : “Tenez, je ne sais pas ce que c’est, mais ceci est pour vous”. Ce n’était pas une eucharistie qu’il me faisait, mais une aumône compassionnelle. C’était une honte. Grâce à ce cocktail, mon immunité est remontée très vite, la cryptosporidiose a disparu naturellement. Il restait des zones sanctuaires, là où les antiprotéases n’avaient aucune action, comme le liquide céphalo-rachidien rachidien, le cerveau, les réseaux lymphatiques. Les anti intégrases ont comblé la brèche. Il m’a fallu plus d’un an pour me redresser psychiquement et penser à mon métier.

En 1998, j’ai acheté un cabinet dentaire rue des Pyrénées dans le 20e arrondissement. J’ai vécu à fond les quatre premières années de travail. Je gagnais très bien ma vie. Malheureusement cela n’a pas duré. Au cours d’un mois d’août passé chez JP à Montréal, en quelques jours, les lipodystrophies et les amyotrophies m’ont ravagé, comme je le répète, ils étaient dus à des effets délétères des antirétroviraux de première génération. Les boules de Bichat, qui forment les pommettes, avaient disparu et formaient des crevasses. C’était alors un marqueur des malades et on se reconnaissait ainsi. On était exclus de la vie gay à cause de cela. J’avais perdu également les muscles fessiers et lombo sacrés. A mon retour, malgré une prise de poids, tous mes patients que j’aimais et qui m’aimaient, m’ont demandé si je n’étais pas malade. C’était une période très dure. Avec les torsions et l’apnée nécessaire pour dévitaliser une molaire au maxillaire supérieur ou une deuxième molaire à la mandibule, là où il fallait trouver le 4e canal, j’ai développé à cause de mon métier trois hernies lombo-sacrées. C’est un métier où des forces délétères s’exercent sur la musculature lombo sacrée. De 2004 à 2006, mes douleurs étaient insupportables. Tous les dimanches, je restais allongé sur le sol de mon salon. Je pleurais en sachant que le lundi soir, j’aurai atrocement mal.

Durant cette période où je gagnais bien ma vie, j’ai fréquenté les circuit parties d’Amérique du Nord, les soirées du Queen à Paris. J’allais contre l’avis de mon corps dans une démarche plutôt auto destructrice. Les garçons étaient pour la plupart de beaux garçons musclés qui dansaient torse nus avec des jeans taille basse et des colliers… Avec beaucoup de musculation, je faisais partie de ce circuit. Grâce aux ecstasy, je perdais toute inhibition et je pouvais embrasser de très beaux garçons.

J’étais suivi alors en infectiologie à Bichat par le docteur C, qui est désormais professeur et dirige les urgences de Paris Ouest. Pour pallier aux douleurs musculo-squelettiques, il m’a prescrit des morphiniques (morphine, Tramadol, etc.). Il est délirant qu’un médecin de son niveau prescrive à un trentenaire des morphiniques pendant de nombreuses années. À un moment apparaît inévitablement une allodynie morphinique. La douleur est majorée par la prise de morphine, la morphine et les morphiniques créent leur propre douleur. J’ai exercé mon art jusqu’à me mettre en danger. Pourtant je suis beaucoup sorti dans les clubs gay à Paris, Barcelone, Mykonos, Montréal, Miami, San Paulo, Rio de Janeiro, San Diego… J’avais du succès auprès de très beaux garçons et je faisais partie des 10% de « chasseurs ». En 2008, j’ai dû arrêter à cause d’un syndrome de Gougerot, qui avait provoqué une atrophie des glandes salivaires. Je ne pouvais plus embrasser. Cela a coïncidé aussi à un protocole du docteur Binoche, alors chef de service du centre anti douleur de Bichat. Ce protocole à base de kétamine devait me sevrer des morphiniques. Le résultat a été désastreux. Je suis toujours substitué au Subutex en petite quantité. J’ai passé l’âge de m’amuser dans les clubs gay.

En 2006, j’ai fait une demande d’invalidité totale et définitive auprès de ma caisse autonome. Le Newfill n’agissait qu’en périphérie. J’ai attendu l’arrivée du bio Alcamid pour pallier à l’absence des boules de Bichat. C’est une injection couche par couche, qui redonne l’effet des boules de Bichat, qui n’ont jamais été atrophiées. Ces implants sont toujours là. Nous sommes en octobre 2021. La même année, je me suis fait poser des implants fessiers qui m’ont coûté 11000€ sans aucun remboursement. Ce sont des implants en silicone différents des implants mammaires. Ils doivent résister à des forces tellement plus importantes et sont placés dans des loges intramusculaires. Le chirurgien plasticien m’avait dit qu’ils tiendraient environ dix ans. Je n’avais plus de muscles fessiers. Quotidiennement j’ai fait des squats et des soulevés de terre, ce sont des pratiques de culturiste. C’est grâce à une apposition musculaire que les implants sont toujours là. C’était autant un plaisir qu’une contrainte.

A partir de 2008, je n’ai plus jamais repensé au SIDA. Je prends un comprimé par jour et tout va bien de ce côté. J’ai mis toutes ces années dans une boîte que j’ai scellée et que j’ai jetée dans la Loire.

Désormais, je lutte contre d’abominables maladies génétiques, le Syndrome Catastrophique des Antiphospholipides (CAPS) va me tuer. Et contrairement aux années SIDA, je me trouve très très seul. Après avoir passé tellement de temps dans des hôpitaux, dans de nombreux services, je peux dire que les médecins sont des personnes très prétentieuses qui pensent connaître des choses mal connues. Ces personnes se prennent pour des démiurges alors qu’elles sont, la plupart du temps, illettrées et sans empathie. Je comprends enfin le mépris de Gilles Deleuze pour le corps médical. Dans son Abécédaire, en répondant à Claire Parnet, il nous raconte combien les médecins sont des imbéciles. A mon âge, 56 ans, j’adhère totalement à ces propos.

Jérôme Pirot

Photo de Christian Lartillot